CHAPITRE XII
Trois jours passèrent avant que je puisse mettre en œuvre mon intention de m'enfuir. Et encore, grâce à une coïncidence.
Liam et moi étions partis chasser le faucon près des falaises. Liam fut rappelé au palais par un serviteur. Mes « chiens de garde » n'étaient pas venus avec moi, puisque Liam m'accompagnait.
N'hésitant pas un instant, je me lançai le long de la pente crayeuse, une descente vertigineuse. Sur le rivage, il y avait des bateaux de pêcheurs. Il me fallait en voler un discrètement et me débrouiller pour lui faire traverser la Queue du Dragon, jusqu'à la côte d'Atvia.
J'y suis presque...
Le cheval trébucha et tomba à genoux. Je n'avais pas le temps d'attendre qu'il se relève. Je sautai en hâte de la selle.
Je glissai le long de la pente, vers le pied des falaises.
Dieux, faites que j'arrive en bas avec tous mes os intacts !
Au terme de la descente, je roulai sur moi-même. Je me relevai d'un bond, crachai la poussière qui encombrait ma bouche et me mis à courir.
J'entendis un cri provenant du sommet de la falaise ; c'était la voix de Liam, hurlant des injures.
Il me fallait me hâter de dérober un bateau avant qu'il puisse organiser la poursuite.
Je ne le blâmai pas de sa colère ; au contraire, je me reprochai d'avoir renié ma parole. Pourtant, je n'avais pas le choix. C'était pour le bien d'Homana. Mais j'avais tout de même rompu un vœu d'importance.
Le premier bateau était trop loin du rivage. J'allai au suivant et attrapai la corde qui l'amarrait. Je me penchai pour la détacher. A ce moment, j'entendis un bruit de sabots.
C'était Liam.
Oubliant le bateau, je lâchai la corde et courus.
Le garrot du cheval me heurta à la hanche gauche. Son sabot arracha la semelle de ma botte et m'envoya bouler sur le sol.
Liam se pencha sur moi et me frappa à la tempe d'une main gantée.
— Faux prince ! cria-t-il. Ami infidèle ! Je devrais te tuer !
Je suis grand et lourd, mais Liam, dans sa rage, avait une force presque surhumaine. Il me souleva du sol en m'attrapant par la tunique.
— Liam, dis-je, haletant, tout comme lui. J'étais obligé... Obligé d'essayer... Une guerre se prépare... Alaric va se joindre à Strahan contre Homana !
— Je me moque de vos querelles domestiques et de vos guerres ! Pas quand tu es à Erinn en train de séduire ma sœur !
Je ne pouvais rien dire sur ce sujet. Donc, je restai muet.
— Tu as trahi la confiance de mon père, et la mienne ! cracha Liam d'une voix rauque. Alors que nous t'avons honoré et respecté !
— Liam...
— Désormais, tu goûteras l'hospitalité que nous aurions dû t'accorder dès le début !
Il me fut impossible de protester. Liam me flanqua un coup si violent que je m'écroulai.
Les donjons de Kilore sont humides et malodorants. Endolori et morose, j'étais assis le dos contre un mur dégoulinant. Je n'avais pas le choix. On m'avait enchaîné sur place.
Sous mon postérieur, la pierre était froide et humide. Le peu de paille éparse sur le sol était moisi et rance, sans doute plein de vermine. De l'eau de mer gouttait du plafond. J'avais froid et peur. Et je me sentais affreusement coupable.
Deirdre est venue à moi de son plein gré. Mais comment puis-je le dire à son frère et à son père ? Quel intérêt ai-je à ternir sa réputation ?
J'avais mal à la tête. Le coup de Liam m'avait ébranlé quelques dents. Ma mâchoire me faisait un mal de chien.
Dehors, des pas résonnèrent. Je me tournai vers la porte, essayant de déterminer s'ils allaient s'arrêter devant ma cellule.
Ils s'arrêtèrent. Des clés cliquetèrent. La porte s'ouvrit.
C'était Shea, une chandelle à la main.
Une lueur de colère dansait dans ses yeux verts.
Dieux, pardonnez-moi ce que j'ai fait à cet homme.
— C'est ainsi que Donal a élevé son héritier ? demanda-t-il d'une voix rauque. Il lui a appris à renier sa parole ? A prendre la vertu d'une jeune fille sous le toit de son père ?
— Ne jugez pas mon père par rapport à moi, dis-je sans regarder Shea.
Il appela le garde.
— Défais ses chaînes et amène-le en haut. Je le verrai dans le hall.
Je suivis Shea le long de l'escalier en colimaçon, boitant à cause de ma cuisse meurtrie. Je m'attendais à voir Liam et peut-être Deirdre dans le hall, mais aucun d'eux n'était présent. Shea prononcerait le jugement seul.
Il fit signe au garde de nous laisser.
— Tu pues, dit-il.
Je me sentis honteux.
— As-tu une explication pour ton geste ? L'as-tu fait parce que l'occasion t'était offerte, ou parce que tu en avais besoin comme un homme assoiffé a besoin d'eau ?
— J'en avais besoin, dis-je.
Shea m'examina. Quand il parla, sa voix exprimait l'affection bourrue que j'en étais venu à attendre de lui.
— Elle n'avait pas l'intention de te trahir, petit. C'est sa tristesse qui nous a alertés.
— Mon seigneur ?
— Elle était satisfaite de s'être donnée à toi. Elle me l'a dit. Ce qu'elle avait du mal à supporter, c'était ton départ. Quand j'ai compris ce qui se passait, tu étais déjà parti avec Liam. ( Il s'arrêta un instant. ) Elle a dit qu'elle était consentante, petit.
Je restai silencieux. Même maintenant, je ne voulais rien ajouter qui puisse ternir le nom de sa fille, qui était une princesse.
— Suivant les lois ériniennes, j'aurais le droit de te faire tuer. Pourtant, tu es le fils du Mujhar, son héritier, comme Liam est le mien.
— Oui, mon seigneur.
— Petit, j'aurais aimé que vous vous unissiez, tous les deux. Mais il y a tes fiançailles avec la fille d'Alaric, que tu ne peux pas rompre. Deirdre m'a confié ce que le général cheysuli t'a rapporté, au sujet de la guerre, d'un bâtard, et du trône en danger. Je ne te blâmerai donc pas d'avoir renié ta parole. Alors que ton père a tant besoin de toi, je ne te garderai pas ici. Je m'occuperai de t'envoyer à Atvia avant la fin de la journée.
— Mon seigneur ? dis-je, n'en croyant pas mes oreilles.
— Homana n'est pas mon ennemie. Je ne veux pas voir ton père brisé par ce démon ihlini, ni par Alaric. Va épouser ta cousine atvienne, et retourne auprès de Donal.
— Et... Deirdre ?
— Elle reste ici. Ma fille ne sera la maîtresse de personne, quel que soit l'honneur que ça représente dans les clans cheysulis. Mais avant que tu partes, je te demanderai un serment que tu ne violeras pas. Liam y veillera.
— Oui, mon seigneur.
— Ierne doit bientôt donner naissance à son enfant. Si c'est une fille, je veux qu'elle épouse ton premier-né. J'entends qu'une petite-fille de Shea monte un jour sur le trône d'Homana.
Je souris.
— Cela me paraît un échange loyal, mon seigneur. Ma fille pour Sean, une de vos petites-filles pour mon héritier. Je crois que cela ferait plaisir aux dieux.
— Ça me fait plaisir, à moi, grogna Shea. Je crois que cela suffira.
Je lui tendis la main. Il ne sembla pas remarquer qu'elle était sale quand il la prit dans la sienne.
— Deirdre..., dis-je.
— Non. Je lui transmettrai tes adieux.
J'acquiesçai. Mais ce ne serait pas la même chose.
Nettoyé, rasé et vêtu de frais, je ne puais plus. Mais le chagrin de laisser Deirdre derrière moi était entier.
Liam vint m'escorter à mon bateau. Il était impassible, le visage fermé. II ne dit rien pendant le trajet jusqu'à l'entrée du palais, où des gardes nous rejoignirent.
Le jour était à peine levé. La chevelure brillante de Liam était ternie par l'absence de soleil.
Il ouvrit enfin la bouche.
— Où voudrais-tu aller avant que nous t'envoyions rejoindre ton épouse atvienne, petit ?
Voir Deirdre, bien sûr. Mais je savais qu'il était inutile de le demander.
— A l'autel des cileanns, sur la butte.
Liam ne sourit pas. Il donna l'ordre de monter en selle.
Sous la lumière du matin, l'endroit était très différent. Je n'y sentis pas de magie, pas de pouvoir ancien. Il n'y avait qu'un autel empli de souvenirs.
Deirdre et son poulain mort. Et l'homme sans lir qui l'aimait.
Liam et ses hommes restèrent un peu en arrière, me laissant autant de solitude que possible durant ce moment de recueillement.
— II est temps de partir, dit Liam quand il me vit lever une main pour me frotter les yeux.
Je me tournai. Le prince d'Erinn tenait les rênes de mon cheval. Je descendis de la butte et montai sur le hongre gris pâle, pensant au rire de Deirdre quand elle chevauchait à folle allure sur le bord de la falaise qui surplombait la Queue du Dragon.
J'embarquai et me retournai pour agripper la rambarde. Liam était resté sur les quais. Le vent soulevait ses boucles cuivrées et colorait ses pommettes.
— Ainsi, petit chiot, tu repars plus riche que tu n'es arrivé.
— Plus riche ?
— Tu as gagné l'amitié de mon père, l'amour de ma sœur et échangé des enfants que nous n'avons pas encore, à part Sean.
— Peut-être aurais-tu mieux fait de me rejeter à l'eau le jour où tu m'as trouvé sur la plage...
— Non. Tu étais trop malade, cela n'aurait pas fait plaisir au Dragon érinnien !
— Ce serment que nous avons fait, et celui que j'ai prêté à ton père, tu pourras les ignorer si tu le souhaites vraiment. Tu seras roi après Shea.
Liam se pencha et cracha dans l'eau.
— Je ne suis pas homme à violer des serments. Pas comme toi !
J'agrippai la rambarde.
— Je peux partir demain pour Atvia. Réglons nos comptes tout de suite. Au couteau, à l'épée ou à mains nues, comme tu veux.
Liam sourit.
— Nous sommes à peu près de la même taille et de la même force. Non, petit, il ne serait pas sage de priver Donal et Shea de leurs héritiers à cause d'une bataille infantile qui pourrait causer notre mort à tous deux. Et puis, ma sœur t'aime. Est-ce une raison pour battre un homme ?
J'éclatai de rire.
— Mais cela aurait été quelque chose !
— Oui. Peut-être une autre fois, petit chiot.
Je me penchai sur la rambarde.
— Liam, j'ai un message pour Deirdre.
Il fronça les sourcils.
— Que voudrais-tu lui dire ?
— Si elle a besoin de moi, qu'elle n'hésite pas à me le faire savoir. Même si je suis à Homana, je viendrai. Je le promets.
— Non, petit. Elle n'a plus besoin de toi. Mais je lui ferai part de ton message.
Accroché à la rambarde, je regardai la silhouette sombre du Nid d'Aigle érinnien se détacher contre le ciel. Puis je contemplai le rivage. Quand je ne vis plus qu'une tache verte, le manteau de Liam, je me tournai vers Atvia.
Vers mon épouse cheysulie.